Les relations
Que nous parlions de relations professionnelles, amoureuses,
amicales ou mondaines, nous nous retrouvons au cœur de rapports entre des
personnes, c'est-à-dire entre différents sujets qui essaient de vivre et
d'exprimer ce qu'ils ressentent, ce qu'ils croient, ce qu'ils discernent.
L'acte de paroles devient alors, pour chaque allocutaire, le principal outil
par excellence d'échange, permettant de mettre en jeu les perceptions de
chacun.
Par des expériences personnelles et de ce que j'ai pu
percevoir autour de moi, il m'est aisé d'affirmer, à la valeur d'un consensus,
la difficulté d'avancer sur le chemin du dialogue. J'aimerais partager le fruit
de ma réflexion sur ce sujet en, premièrement, dénonçant la subjectivité comme
pouvant être son principal piège et, paradoxalement, sa principale richesse.
Deuxièmement, j'aimerais proposer des conditions de possibilité du dialogue; je
me servirai, à ce propos, de la matrice d'autonomie de Jean-François Malherbe.
La subjectivité
Commençons par essayer d'éclairer la notion de subjectivité
La subjectivité représente le caractère de ce qui concerne
la personne en tant que siège de la pensée (sujet en tant que "Je").
Tout ce que le sujet voit, perçoit, juge, discerne, conclut est teinté de son
identité, de ses limites, sa culture, ses expériences, ses émotions, ses
sentiments, sa morale, etc. Il est, par conséquent le seul à penser comme il
pense.
L'objectivité, son antonyme, représente la qualité de ce qui
existe en dehors de l'esprit. Une donnée objective est alors sans émotion,
logique, cartésienne. Si nous prenons une mesure de température, disons 20oC,
cette donnée est fixe, immuable. Pourtant certaines personnes trouveront cette
température chaude: pensons à un Esquimau; d'autres pourraient la trouver
froide: pensons à des personnes vivant près de l'équateur. La donnée objective devient subjective du moment qu'elle est
interprétée par un sujet.
Subjectivité comme principal obstacle au dialogue
La subjectivité devient le principal piège au dialogue lorsque le sujet croit avoir raison, croit
avoir la vérité. C'est un piège fréquent en lequel toute personne peut
facilement se faire prendre. Je peux m'être informé, avoir discerné, décidé à
partir de mes valeurs de droiture, de justice et même d'amour; je peux conclure
et, avec sincérité et intégrité, penser avoir raison. Ce que je peux oublier
facilement c'est que tout mon cheminement de pensée est subjectif. Ce que je crois être vrai l'est… mais pour moi! C'est ma vérité, mais non La Vérité!
Les personnes, qui ont pris des années à se préparer pour
jeter des avions sur le World Trade Center, ont donné leurs vies pour une cause
qu'ils croyaient juste. Ils étaient certains d'avoir raison. Ils avaient fait
un consensus sur leur vérité, mais pas nécessairement sur la Vérité. Oussama
Ben Laden s'en était réjoui: « Dieu Tout-Puissant a frappé les États-Unis
en leur point le plus vulnérable. Il a détruit leurs plus grands bâtiments.
Louange à Dieu. Les États-Unis sont remplis de terreur du nord au sud et
de l'est à l'ouest. Louange à Dieu. Il a
permis à un groupe de musulmans à l'avant-garde de l'Islam de détruire les
États-Unis. Je lui demande de leur accorder le paradis ».[1]
Tentez l'expérience suivante avec un groupe de personnes: faites
un paquet de 20 feuilles blanches composé de 10 feuilles d'un fabricant
"A", sur le dessus et 10 feuilles d'un fabricant "B" sur le
dessous. Présentez la face de ce paquet au groupe et demandez quelle en est la
couleur; vous aurez la réponse "blanche". Un peu plus tard, présentez
le même paquet, côté dessous et redemandez la couleur de ce paquet; vous aurez
encore la réponse blanche. Présentez alors le paquet en faisant remarquer les
deux faces du paquet et la nuance de couleur selon le fabricant. On peut demander,
alors, quelles feuilles sont réellement blanches et, encore mieux, qu'est que
la couleur blanche.
Dans cet exercice, les personnes partent avec une certitude,
une vérité, que les feuilles sont blanches. Présenter la différence dans le
blanc des, deux compagnies, vient ajouter un doute. Et en ajoutant qu'est-ce
que la couleur blanche, les personnes sont emplies d'incertitudes.
Pour entrer en dialogue il est bon que chaque personne se
rappelle qu'il est un être subjectif, c'est-à-dire un sujet reconnaissant être
le seul à penser comme il pense, à être un individu limité et, par conséquent,
incertain parce qu'il ne détient aucune vérité. Se présenter à un dialogue
croyant que sa vérité est la Vérité, rend cet exercice impossible.
Subjectivité comme principale richesse au dialogue.
Comme nous venons de le voir, l'être humain est un être subjectif, il est le seul à penser comme il
pense et, c'est là sa richesse. Dans un groupe, il est intéressant que
chacun puisse prendre la parole, car chaque personne est unique de par sa
subjectivité, c'est à dire, la subtilité de ses aspirations, de ses intuitions,
de sa créativité, de son discernement, de sa pensée, de ses nuances, de son
jugement, etc. Il est, par conséquent, souhaitable d'inviter toutes les
personnes à partager, même si sa réflexion lui semble semblable à un partage
précédent. Au fil du partage, des distinctions apparaîtront apportant, alors,
un apport essentiel à la recherche d'une construction de sens pouvant rejoindre
chacun.
Le dialogue est un échange, par le langage, en vue d'une
recherche conjointe (co-construction) de sens à partir d'un intérêt commun. Il
est alors primordial de comprendre et d'assumer que, moi le premier, chacun des
allocutaires ne possède aucune vérité. En même temps, il est crucial que chaque
personne prenne part à cette recherche, qu'elle en soit une partie prenante;
c'est la participation de chacun au dialogue qui enrichira sa conclusion.
Conditions de possibilité du dialogue
Le dialogue est un exercice périlleux, ardu et rarement
réussi. À partir d'une situation préoccupante, comme nous l'avons déjà
mentionné, les personnes participantes au dialogue tenteront de développer une co-construction
de sens permettant de satisfaire tous les allocutaires.
Jean-François Malherbe, dans la présentation de sa matrice
d'autonomie, met en lumière, justement, les conditions de possibilité du
dialogue. Lorsqu'il parle d'autonomie, il plaide pour l'autonomie réciproque,
il en arrivera même à dire que travailler à l'autonomie de l'"autre"
favorisera la condition de possibilité de sa propre autonomie.
La matrice d'autonomie de Jean-François Malherbe
Jean-François Malherbe déclare que "l'action est le
milieu de la parole et la parole est le ciment de l'action"[2]. La
parole est donc au cœur de l'action et apporte conséquemment une
transformation. C'est pour cela que, pour sa matrice, il place sur un axe les
quatre causes en présence, nécessaires pour toutes transformations (selon
Aristote) soient: la cause matérielle (la matière à transformer), la cause
formelle (la nouvelle forme que nous voulons donnée), la cause efficiente
(l'expertise nécessaire à la réussite) et la cause finale (la raison pour
laquelle l'action est mis en œuvre).
De plus, comme l'être humain est un être de parole et que celle-ci,
pour qu'elle soit porteuse dans son intégralité, doit être comprise selon ses
trois dimensions: organique (une bouche pour parler, une oreille pour entendre),
psychologique (une communication pour comprendre), symbolique (un code commun
entre les individus: signes, vocabulaire, grammaire). La matrice comportera
douze cases selon les quatre causes (en abscisse), selon Aristote et les trois
dimensions de la parole (en ordonnée).
Dans un premier temps, je laisse Jean-François Malherbe
présenter lui-même sa matrice de l'autonomie; dans un deuxième temps, je
présenterai des modifications qui pourraient y être incluses; c'est qu'une
recherche récente m'a permis de préciser la cause finale. J'y reviendrai,
laissons, d'abord, Jean-François Malherbe nous présenter sa matrice d'autonomie.
Reconnaître
(Cause matérielle)
|
Respecter l'interdit de
(Cause formelle)
|
Assumer
(Cause efficiente)
|
Cultiver
(Cause finale)
|
La présence
|
L'homicide
|
Sa solitude
|
La solidarité
|
La différence
|
L'inceste
|
Sa finitude
|
La dignité
|
L'équivalence
|
Le mensonge
|
Son incertitude
|
La liberté
|
"Posons
par hypothèse que le dialogue avec autrui est possible. Et demandons-nous, sous
l'angle de chacune des quatre causes, quelles conditions devraient être
remplies pour que tel soit effectivement le cas.
La première
condition, c'est de reconnaitre la présence de l'autre. Comment, en effet,
pourrait-on communiquer avec autrui s'il n'était pas présent ou rendu présent
par une médiation quelconque? Ce n'est d'ailleurs que dans un sens très dérivé,
et pour ainsi dire fictionnel, que je puis me parler à moi-même. Reconnaitre la
présence d'autrui, c'est la condition organique sous l'angle de la cause matérielle.
Sous l'angle
de la cause matérielle, la seconde condition de possibilité du dialogue est que
l'on reconnaisse la différence d'autrui. En effet, si autrui et moi devions
nous confondre, si l'un et l'autre nous devions être le même, comment
pourrais-je répondre à son invitation au dialogue?
Enfin,
toujours sous l'angle de la cause matérielle, la troisième condition de possibilité
du dialogue est que l'un et l'autre nous reconnaissions notre équivalence. Le
mot «équivalence» doit être entendu ici en son sens moral. II est bien clair
que deux êtres humains ne sont jamais équivalents à tous les points de vue.
Mais, du point de vue moral, il est nécessaire, pour que le dialogue soit
possible, que les interlocuteurs se reconnaissent comme mutuellement équivalents,
c'est-à-dire qu'ils se vouent mutuellement le même respect. Une autre façon
d'exprimer la même condition serait de remarquer qu'il n'y a pas de véritable
dialogue possible entre le maitre et l'esclave. Si je suis l'objet de l'autre,
ou si l'autre est mon objet, comment pourrait-il y avoir entre nous un dialogue
intersubjectif
La « matière»
du dialogue entre les interlocuteurs consiste en leur présence, leur différence
et leur équivalence mutuelles. Mais, en tant que telle, cette «matière» n'est
pas structurée, elle reste amorphe, informe. C'est à la cause formelle qu'il
appartient de structurer cette relation. On peut donc s'attendre à ce que la «
forme» du dialogue se présente sous l'aspect négatif d'une série de trois
interdits. La présence, la différence et l'équivalence des interlocuteurs ne
seront soulignées que si l'on exclut ce qui les nierait.
Ainsi, tuer
autrui serait une façon radicale de refuser sa présence. Sous l'aspect de la
cause formelle, la première condition de possibilité du dialogue sera donc de
respecter l'interdit de l'homicide.
D'autre part,
commettre l'inceste serait une façon radicale de nier la différence entre autrui
et soi. Je n'entends pas ici l'inceste au sens des enquêtes sociales, mais bien
au sens éthique : négation de l'autre sujet comme sujet, son objectification,
sa manipulation comme un simple objet à ma disposition. L'interdit de
l'inceste, c'est l'interdit de considérer l'autre comme une partie de moi‑même,
l'interdit de le phagocyter, l'interdit de le fondre en moi comme un simple
prolongement de mon propre être, C'est aussi l'injonction de reconnaitre l'autre
humain comme sujet (au moins potentiel) de sa propre vie et de le respecter en
tant que tel. C'est l'interdiction de la relation fusionnelle qui ouvre le
champ à la relation avec l'altérité. L'interdit ouvre l'espace de l'inter-dit,
de la communication entre partenaires. Le respect de l'interdit de l'inceste
est donc la seconde condition de possibilité du dialogue envisage sous l'angle
de la cause formelle.
Mais encore:
si je ne respectais pas l'interdit du mensonge, comment pourrais-je prétendre
respecter l'équivalence morale sans laquelle les autres et moi ne pourrions
jamais dialoguer? Comment en effet dialoguer vraiment avec quelqu'un que l'on
méprise au point de lui mentir? On ne peut pas dialoguer avec quelqu'un à qui
l'on ment. On peut dialoguer avec quelqu'un à qui l'on a menti mais à condition
de le reconnaitre et de solliciter son pardon.
S'adonner au
mensonge, c'est signifier au moins indirectement à l'autre sujet qu'il ne vaut
pas la peine que je lui dise la vérité. Le mensonge, en définitive, c'est une
manière décisive de nier l'équivalence morale des êtres humains.
A ce stade de
l'argumentation, il est nécessaire de prévenir un possible malentendu. Le verbe
« tuer », qui a été utilisé ci-dessus dans la présentation de l'interdit
de 1'homicide, peut s'entendre dans un sens élargi. À mes yeux, la
signification de ce verbe inclut d'autres actes que le meurtre ou l'assassinat
proprement dits. Je considère que manipuler quelqu'un peut aboutir à le tuer,
de même lui mentir sans arrêt ou refuser systématiquement de lui adresser la
parole. […]
Mais la forme
ne structurerait pas la matière si ne s'accomplissait un travail structurant.
Vu sous l'angle de la cause efficiente, le dialogue apparait également comme
impossible à moins que trois conditions ne soient réalisées.
Comment, en
effet, l'interdit de 1'homicide pourrait-il structurer présence mutuelle des
interlocuteurs si chacun d'eux n'assumait pas sa propre solitude? En
effet, reconnaitre la présence de l'autre, respecter son existence, c'est aussi
découvrir que je suis seul à être moi-même, que nul corps ne peut prendre la
place du mien, que nul autre ne vit ma propre destinée, que, dans le dialogue,
je suis seul à pouvoir dire « je» à bon droit en mon propre nom. La solitude ne
désigne ni l'isolement ni l'esseulement mais cette caractéristique étrange de
notre existence qui nous empêche de nous mettre vraiment à la place de 1'autre.
Certes, nous sommes capables de sympathie, c'est-à-dire d'une sorte de
proximité avec1'autre qui permet que ce qu'il vit retentisse en nous. Mais ce
retentissement en nous de la souffrance ou du plaisir de l'autre est
précisément un retentissement. Ce n'est en nous ni la souffrance ni le plaisir
de 1'autre. Je ne puis ressentir le mal de dents de 1'autre; même si je puis
sentir qu'il a mal aux dents. Je ne puis ressentir la délectation gourmande de
1'autre même si je puis ressentir que 1'autre se délecte. Je suis pour ainsi
dire enfermé dans ma subjectivité, seul à être moi-même et à ressentir ce que
je sens, à penser ce que je pense, à projeter ce que je projette. Je suis seul
face à la mort. Quand l'autre meurt, je suis seul à rester: il n'est plus là,
il disparaît. Et quand c'est moi qui mourrai, je serai seul à partir Dieu sait
où en laissant 1'autre là sur la rive familière. Telle est la solitude.
Comment,
ensuite, 1'interdit de l'inceste pourrait-il structurer la relation d'altérité
si chacun des interlocuteurs n'assumait pas sa propre finitude? En effet,
reconnaitre la différence d'autrui, c'est accepter qu'autrui soit ce que je ne
suis pas, c'est-à-dire que je ne puisse pas être tout ce que je puis désirer
être, Autrement dit, je ne pourrais pas reconnaitre la différence qui me
distingue d'autrui si je n'acceptais pas ma contingence, mon enracinement
particulier dans le monde, dans l'histoire et dans la culture.
La conscience
des limites inhérentes à ma propre subjectivité me renvoie par contraste à
l'idée de l'infini. Ne me heurté-je pas à chaque instant à de multiples
résistances intérieures et extérieures qui me disposent à accueillir les
surprises de la vie? Ne suis-je pas perpétuellement dépassé par des infinités
que je ne puis arraisonner? Ma volonté de tout maitriser, de tout posséder, de
tout comprendre se trouve à chaque instant tenue en échec par l'inépuisable,
1'insaisissabilité, la transcendance de ce qui échappe à mon emprise même la plus
têtue.
Enfin,
comment 1'interdit du mensonge viendrait-il structurer l'équivalence mutuelle
des interlocuteurs si aucun d'eux n'assumait sa propre incertitude? En effet,
si les images que je puis me faire d'autrui et de moi-même pouvaient être
vraies, si je pouvais cerner autrui ou moi-même dans une certitude absolue,
comment pourrais-je accepter qu'autrui et moi soyons équivalents? Ne
prétendrais-je pas à la supériorité de mes images sur les siennes? Et ne
partagerait-il pas pour sa propre part la certitude symétrique? Assumer sa
propre incertitude, dans et par le dialogue avec autrui, c'est respecter
1'interdit des images (qui sont toujours fausses), c'est cultiver notre
équivalence morale.
L'incertitude
résulte également de la nécessité où je me trouve abimé de choisir. II me faut
faire des choix, et même si je crois avoir de bonnes raisons de choisir ceci
plutôt que cela, il me reste toujours des doutes. Ai-je fait le bon choix? Ou,
même, plus radicalement: ai-je vraiment choisi moi-même ou dois-je reconnaitre
que j'ai été choisi. Notons que 1'incertitude, contre tous les préjugés de
notre culture utilitariste, n'est pas si négative: elle permet l'exercice de la
liberté. Si nous n'étions pas incertains, nous ne serions pas libres.
C'est par le
travail d'assomption de notre condition humaine (caractérisée par la solitude,
la finitude et l'incertitude), que nous effectuons dans et par le dialogue avec
autrui, que nous reconnaissons notre présence, notre différence et notre
équivalence mutuelles en les structurant à 1'aide des interdits de 1'homicide,
de 1'inceste et du mensonge. Mais on pourrait se demander dans quel but nous effectuons
ensemble tout ce travail. Aristote déjà enseignait qu'on ne peut analyser
l'action si l'on néglige sa cause finale. Le but de tout ce travail, qui est en
définitive le seul et unique labeur qui façonne les êtres humains en être
davantage autonomes, c'est précisèrent que les humains deviennent plus humains.
Mais qu'est-ce à dire?
Devenir plus
humain, c'est incarner dans le dialogue avec autrui les trois valeurs
essentielles dont la poursuite constitue la clé du vrai dialogue.
En effet,
comment le dialogue serait-il possible si les interlocuteurs ne se
reconnaissaient pas solidaires 1'un de l'autre dans leur destinée, puisque
c'est dans et par le dialogue que chacun advient à lui-même par l'ouverture de
l'autre à ce qu'il en est de leur dialogue. La solidarité des interlocuteurs
est la première condition de possibilité du dialogue envisage sous l'angle de
la cause finale. […]
Ensuite,
comment le dialogue serait-il possible si chacun des interlocuteurs ne
cultivait la vertu de dignité, c'est-à-dire l'attitude intérieure qui consiste à
se considérer soi-même avec justesse, en évitant de se prendre pour un roi ou
de se rejeter soi-même comme un propre à rien. Dans la tradition chrétienne,
cette forme de dignité s'est longtemps appelée humilité (notion à distinguer
nettement de 1'humiliation à laquelle certaines croyances populaires
l'assimilent volontiers). L'analogie des deux notions vaut la peine d'être évoquée.
L'humilité consiste à reconnaitre qu'on n'est pas Dieu, certes, mais aussi et corrélativement
d'ailleurs, qu'on n'est pas « rien ». L'humilité consiste à vivre son propre
monde, sa propre culture et sa propre histoire comme un don des autres auquel
on est appelé à contribuer mais que jamais on ne maitrisera absolument. […] Ces
différentes caractéristiques sont également celle de la dignité. Les deux
notions désignent la même attitude fondamentale dans deux cultures différentes:
l'une est chrétienne, l'autre ressortit davantage de l'idéal de la Révolution française.
Enfin, le
dialogue ne serait pas possible non plus si les interlocuteurs n'étaient pas
libres. Comment, en effet, nous déprendrions-nous des images toujours fausses
dans lesquelles nous nous emprisonnons si nous n'étions pas libres de nous
laisser questionner par autrui ou de refuser sa mise en question à propos de
nos «certitudes»? La liberté est la condition de possibilité du dialogue considéré
sous l'angle de la cause finale au plan symbolique."[4]
Réflexion à des modifications possibles
Comme je le disais précédemment, suite
à une recherche récente "le modèle Planetree, un exemple d'éthique
organisationnelle" (2011), je m'interroge sur les éléments de la cause
finale qu'a établis Jean-François Malherbe pour sa matrice d'autonomie. Dans
un premier temps, si nous prenons les éléments de la cause efficiente (assumer
sa solitude, sa finitude, son incertitude), nous retrouvons les conditions de
possibilité d'une personne capable de parler en son propre nom, en assumant sa
subjectivité; c'est-à-dire les conditions nécessaires pour un devenir-sujet. Dans un deuxième temps,
si nous prenons les éléments de la cause finale qu'il a élaborés (cultiver la
solidarité, la dignité, la liberté), nous retrouvons les conditions de
possibilité d'un vivre-ensemble
harmonieux. Faut-il alors comprendre que la cause finale c'est le vivre‑ensemble
et que la cause efficiente c'est le devenir‑sujet? Je n'en suis pas si persuadé!
Il ne faut pas oublier, comme il a été mentionné plus tôt, c'est la visée de la
cause finale qui impulse la motivation nécessaire par laquelle la personne entreprendra
les efforts nécessaires d'efficience en vue de la réussite de sa mise en œuvre.
Nous pouvons alors nous poser la question suivante: est-ce que le désir d'un
vivre‑ensemble peut devenir une motivation suffisante pour stimuler les
personnes à travailler à leur devenir‑sujet? De cela, non plus, je ne suis pas
si convaincu!
Pour aider à comprendre, comparons cela avec un orchestre.
La qualité du son harmonieux de l'ensemble dépendra de la qualité d'expression
de chaque musicien. Du même élan, nous savons très bien que la qualité de jeu
de l'ensemble incitera et aidera les musiciens à peaufiner leurs arts.
Cependant, la finalité ne se retrouve ni dans la qualité du jeu de chaque
musicien ni dans le son harmonieux qui en ressort. La finalité se trouve dans
l'expression de la symphonie selon l'inspiration (intersubjectivité) et
l'interprétation du chef d'orchestre qui, alors, entrera en relation avec
l'auditoire permettant aux personnes qui écoutent[5]
(intersubjectivité) de vivre des émotions. La qualité du jeu de chaque musicien
(le devenir sujet) de même que le son harmonieux de l'ensemble (le vivre
ensemble) ne sont, en réalité, que des efficiences à acquérir en vue de la
finalité qu'est la symphonie. C'est le désir de faire vivre la symphonie qui
est la cause finale et, par le fait même, source de motivation autour de
laquelle chaque musicien cisèlera son art (devenir‑sujet) en vue d'une
expression harmonieuse de l'ensemble (vivre‑ensemble).
A la suite de cet exemple, nous pouvons faire l'hypothèse
que le devenir-sujet et le vivre-ensemble sont deux efficiences nécessaires
pour entrer en dialogue. Mais alors, pour la matrice d'autonomie, quelles devraient
être les valeurs de la cause finale? Quelles devraient être les valeurs qui
nous enthousiasmeraient suffisamment pour nous inviter sur les chemins du
devenir-sujet et du vivre-ensemble?
Dans sa dimension organique, la cause finale pourrait être
afin qu'advienne la vie. Que la vie
vive! Qu'il y ait un courant de vie qui circule entre les personnes, où chacun
puisse se sentir à l'aise, accueilli.
Dans sa dimension psychologique, la valeur recherchée
pourrait être afin qu'advienne l'identité
c'est-à-dire où, pour chaque personne participante, chaque affirmation de soi soit
reconnue, respectée, désirée, appelée, essentielle.
Dans sa dimension symbolique, la valeur recherchée pourrait
être afin qu'advienne l'amour,
c'est-à-dire que puisse se vivre, entre les personnes, l'attachement, la
tendresse, l'affection, la sympathie, la compassion, la bonté, la bienveillance
l'empathie, la sollicitude.
En fait la cause finale appelle l'advenue de l'humain dans
sa globalité: être vivant, être reconnu et vu selon son identité, aimer et être
aimé. La manifestation d'un milieu de vie où chacun a sa place, où chacun est
une partie prenante pour plus d'humanité. N'est-ce pas une motivation
suffisante? Voici à quoi pourrait ressembler la matrice d'autonomie modifiée.
Figure 2 :
Tableau de la matrice d'autonomie modifiée
Reconnaître
|
Respecter
l'interdit de
|
Assumer
(Devenir-sujet)
|
Cultiver
(Vivre-ensemble)
|
Afin
qu'advienne
|
(Cause
matérielle)
|
(Cause
formelle)
|
(Causes
efficientes)
|
(Cause
finale)
|
|
La présence
|
L'homicide
|
Sa solitude
|
La solidarité
|
La vie
|
La différence
|
L'inceste
|
Sa finitude
|
La dignité
|
L'identité
|
L'équivalence
|
Le mensonge
|
Son incertitude
|
La liberté
|
L'amour
|
C'est en travaillant sur le modèle Planetree, tel
qu'appliqué au Centre de Réhabilitation de l'Estrie, que j'ai remarqué que cette
organisation, à l'aide de ce modèle, catalysait un milieu de vie qui agit de la
même façon que la symphonie sur l'orchestre, un milieu de vie qui devient
source de motivation et de sens, en instaurant un climat de sécurité et de
confiance suffisant qui autorise le perfectionnement du devenir sujet en chaque
personne, tout en enrichissant le vivre ensemble. Le Centre de Réhabilitation
de l'Estrie permet un milieu de vie qui reconnait chaque personne comme une
partie prenante. Il crée, à ce moment, un climat qui favorise du même coup,
leur autonomie, leur créativité, leur énergie, leur motivation, leur
responsabilité, leur vie, permettant de demeurer sur la voie du sens autour de
leur finalité spécifique : "soigner avec humanité".
Conclusion
Les quêtes du pouvoir, de la
richesse, des biens, des images de la réussite n'expriment-elles pas la
pauvreté de nos relations. Qu'est-ce qui peut nous rendre capables de vivre des
sentiments de plénitude, de réalisations, de sens, d'appartenances? Est-ce la
possession de quelque chose ou de quelqu'un, ou bien la qualité des relations
que je peux vivre avec des personnes? Qu'est-ce qui fait qu'une famille pauvre
puisse être heureuse et qu'une famille riche puisse être malheureuse?
[1]
Source :
Article Attentats du 11 septembre 2001 de Wikipédia en français http://fr.wikipedia.org/wiki/Attentats_du_11_septembre 2001, 2011-04-13
[2] Malherbe, Jean-François, "Sujet de vie ou objet de soins? Introduction à la pratique éthique clinique", fides, Canada septembre 2007, 474p, page 49
[3] Ces quatre
colonnes sont comme une œuvre d'art, répondant aux quatre causes premières chez
Aristote. Œuvre d'art qui détermine les
conditions d'émergence d'un dialogue sans lesquelles celui-ci est dénaturé.
Nous avons ajouté au tableau original le nom des quatre causes premières dans
les colonnes correspondantes.
[4] Malherbe,
Jean-François, "Sujet de vie ou objet de soins? Introduction à la pratique
éthique clinique", fides, Canada septembre 2007, 474p, pages 52-58
[5] Nous disons
bien, ici, "qui écoutent" et non "qui entendent". L'écoute
se situe au lieu de la relation.