Bonne réflexion!
La doctrine du libéralisme économique prônant la libre entreprise, la libre concurrence et le libre jeu des
initiatives individuelles s’abrite, on l’a vu, derrière l’illusion que «l’argent
travaille», idéologie qui joue à l’égard de cette doctrine le rôle d’un mythe
fondateur. Mais il est un autre mythe fondateur du libéralisme économique: que,
selon la redoutable formule attribuée à Benjamin Franklin, «le temps, c’est de l’argent»!
On retrouve ici,
sous un autre aspect, la question du prêt à intérêt. En effet, si
«le temps, c’est de l’argent», c’est certes parce qu’il nous est
possible d’échanger notre temps de travail contre de l’argent mais aussi parce
que le temps qui passe permet au capital de «fructifier» c’est-à-dire de
«rapporter de l’intérêt». Nous savons maintenant que cette façon de raconter
l’histoire n’est pas la seule possible. Aristote, Épicure et Marx ont contribué
à construire un autre récit – et, par conséquent, une autre intelligibilité - :
«les humains conjurent leur peur de la mort en tentant d’accumuler des
richesses qu’ils volent à ceux qui les produisent». Le mythe selon lequel «le
temps, c’est de l’argent» confirme cependant à sa manière le second récit
puisqu’il fait également apparaître que, si «le temps, c’est de l’argent»,
c’est parce qu’il faut du temps pour «produire de la plus-value» et finalement
pour «spolier le surtravail». Bref, l’affirmation que «le temps, c’est de
l’argent» a pour corrélat critique l’affirmation que «le temps, c’est du
surtravail».
Mais quelle est la
conception du temps qui permet de telles affirmations? Pour tenter d’élucider
la question du temps, je vais emprunter, une fois encore le chemin détourné de
l’étymologie. De quels mots les anciens Grecs disposaient-ils pour
signifier le temps? Le mot «chronos» vient immédiatement à l’esprit, certes.
Mais il en est d’autres, plus ou moins inconnus. Les dictionnaires m’en ont
proposé quatre en tout. Les voici: chronos, kairos, schôlè et diatribè. Ces
mots signifient tous le temps. Chacun en souligne toutefois une texture
particulière.
Chronos, le plus
connu, renvoie au temps mesuré, au temps mesurable, au temps de la science et
de la technique, au temps des «chronomètres», des horloges, des calendriers,
des rendez-vous, des synchronisations et aussi au temps des intérêts bancaires.
C’est le temps qui a permis d’envoyer des humains sur la lune. C’est le temps
des programmations artistiques et de la gestion par objectifs. Bref, c’est le
temps calculable, fractionnable, comptable. C’est la succession sans liens de
moment égaux.
Kairos dénote une
autre texture du temps, plus qualitative que quantitative. L’expression désigne
le temps favorable à une action particulière: le temps des semailles, le temps
de la récolte; le temps de féconder, le temps de porter, le temps de délivrer;
le temps de travailler, le temps de se restaurer, le temps de se reposer. C’est
le temps opportun. Le temps de se taire et le temps de parler. Le temps de
recevoir et le temps de donner. Bref, c’est le temps de l’initiative risquée
que l’on a de bonnes raisons d’espérer heureuse.
Schôlè, dont la
plupart des langues européennes ont tiré «école» (school, scuola, escuela, Schule…)
signifie pour les anciens Grecs un temps de «loisirs». C’est le temps de ne
rien faire, c’est le temps d’être. C’est le temps de méditer, de laisser monter
en nous ce qui était resté caché, secret. C’est le temps de la vérité vécue.
C’est le temps de la disponibilité, de l’accueil de l’inattendu, du surprenant.
Le mot latin correspondant est otium. Au Moyen Âge, on parlait de l’otium
monasticum pour désigner ce temps pendant lequel les moines s’abandonnaient à
la méditation. Le contraire d’otium, c’est negotium qui désigne le négoce. Le
négociant est quelqu’un qui n’a pas de loisirs. Aujourd’hui encore, en grec, un
«homme d’affaire» se dit ascholos: quelqu’un qui est privé de loisirs,
quelqu’un pour qui «le temps, c’est de l’argent».
Diatribè se compose
de la racine –trib- qui renvoie à l’«usure» (au sens mécanique du terme) et du
préfixe «dia-» qui connote une nuance d’intégralité. La diatribè, c’est, pour
un tapis, l’usure «à la corde». Il faut du temps pour user un tapis, pas à pas.
Il faut du temps pour que le torrent transforme la roche en galet, goutte à
goutte. Il faut du temps pour que peu à peu le pommier s’incline sous le vent.
Le mot «diatribe» a été conservé en français et désigne «une critique amère, violente et, le plus souvent, injurieuse». Autrement dit:
une «guerre d’usure». C’est le temps de l’entropie qui sculpte notre univers.
C’est le temps du vieillissement. C’est le temps du travail de la mort dans la
vie et de la vie dans la mort.
Évidemment, ces
quatre textures du temps sont très différentes les unes des autres. Elles
entretiennent néanmoins des rapports très étroits. L’usure peut se mesurer en
années ou en milliers d’années. Il est des temps favorables à la programmation
et d’autres à la méditation. Méditer prend du temps. Mais ce que fait
apparaître leur diversité, c’est que l’une d’entre elles seulement peut avoir
un lien avec l’argent: le temps «chronique». Les autres textures du temps ne se
prêtent pas au calcul bancaire. Certes, on pourra dire que «méditer coûte cher»
pour signifier que la méditation est du temps perdu pour l’accumulation du
capital; mais cela signifie en vérité que la méditation échappe à l’argent.
Certes, on tente de nous persuader d’utiliser nos temps libres à consommer des
«loisirs», c’est-à-dire des biens et des services dont le commerce rapporte de
l’argent. Mais précisément, ces loisirs lorsqu’ils sont mis en marché excluent
presque toujours toute possibilité de devenir soi. Le «marketing» n’est-il pas
destiné à nous faire acheter la même chose que tout le monde en nous faisant
croire que nous sommes uniques… Et si le kairos comporte un risque, ce n’est
pas un risque calculable, assurable, dont nous pourrions être protégés par le
versement d’une prime. Il n’y a pas d’assurance qui puisse nous mettre à l’abri
d’une déclaration d’amour mal venue ni du résultat éventuellement
catastrophique d’élections que nous avions pourtant cru déclencher «au bon
moment».
C’est dire que le
dogme libéral selon lequel «le temps, c’est de l’argent» opère dans la texture
du temps une excision radicale qui détache le temps comptable des autres formes
du temps qu’il déclare «nulles et non avenues», «inutiles», voire «nuisibles».
Mais cette coupure, qui isole le temps chronique de ses congénères, en fait un
temps «diabolique». La rupture des liens qui attachaient le temps
chronique aux temps «kairique», «scolaire» et «diatribique», à l’occasion
favorable, à la méditation et à l’usure, le transforme en instrument de
violence diabolique. Désormais, le déroulement du temps chronique servira
d’argument pour augmenter les cadences de production, réduire les temps
«morts», déjouer l’usure des outils de travail, favoriser la rivalité des
concurrents, etc.
Notre
culture est malade du temps, elle souffre de «chronite». Cela signifie qu’elle
accorde un privilège indu au «chronos» et, du même coup, ne discerne plus les
moments favorables au devenir-soi (kairos), se prive des ressources vivifiantes
de la méditation (schôlè) et se voile son propre rapport à la mort (diatribè).
Voilà pourquoi et comment l’individu contemporain se trouve solidement entravé
lorsqu’il tente d’agir en «sujet économique» véritable: l’accès au temps de la
méditation, qui lui apporterait la lucidité nécessaire à une action libre et
rationnelle, lui est systématiquement volé.
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