Avant de préciser notre cadre conceptuel de l'éthique
organisationnelle, nous croyons important d'apporter la distinction que fait
Louise Brabant entre éthique institutionnelle et éthique organisationnelle;
nous nous occuperons que de l'éthique organisationnelle.
« L'éthique institutionnelle, renvoie au contenant et à
la forme de régulation de l'activité de production vue et imposée de
l'extérieur par une instance détentrice d'un pouvoir administratif. L'autre,
l'éthique organisationnelle, renvoie au contenu et à la mise en forme de la
régulation de l'activité de production vue et choisie de l'intérieur par les groupes de personnes concernées
désireuses d'assumer de manière responsable leur marge de manœuvre »[1]
« En somme, l'éthique
institutionnelle se distingue de l'éthique organisationnelle sous trois
aspects. Premièrement, l'éthique institutionnelle passe dans 1'affichage de
valeurs alors que 1'organisationnelle passe dans la pratique de valeurs.
Deuxièmement, leurs finalités sont différentes, L'éthique institutionnelle vise
à garantir à la société sa moralité en matière de comportements conformes aux
lois alors que l'éthique organisationnelle vise à prendre soin du collectif de
travail. Troisièmement, l'éthique institutionnelle est de type
hétérorégulatoire alors que l'organisationnelle est de type autorégulatoire »[2]
Il est facile de percevoir au fil du quotidien que nous sommes
souvent confrontés à l'ère des intérêts, à la loi du plus fort, du plus riche,
de celui qui a le plus de pouvoir, du manipulateur de l'image. Mais cela ne
fonctionne plus; le mode hétérorégulatoire des normes, des codes de
déontologie, de la peur des sanctions démontrent l'insuffisance du droit pour
réguler le vivre ensemble.
Nous entendons souvent parler, péjorativement, de l'individualisme
de nos sociétés, du moins occidentales. Cependant, il n'y a pas, là, que des
effets pervers. Les générations montantes vivent des quêtes de sens, des
attentions à l'environnement, des appétits d'autonomie, du désir d'être. Elles
veulent vivre des relations, elles sont en recherche d'appartenance, elles ne
se retrouvent plus dans les institutions religieuses et politiques.
Comme nous l'avons vue, l'éthique ne s'inscrit pas au niveau
des intérêts mais plutôt au niveau des relations. Son discours, par le
dialogue, crée une ouverture au partage de sens pour toutes les personnes
impliquées par les actions fondant, ainsi, un sentiment d'appartenance, une
adhésion et une prise de responsabilité face à l'orientation du sens en lequel elles
ont pris part.
« Au milieu des années
1990, la très vaste majorité des demandes que recevait le consultant se
regroupaient, en effet, en deux catégories. La première visait, plus ou moins
directement, à réglementer la conduite des employés par la mise en place de
normes. La seconde tentait de modeler la culture des employés en tentant
d'imposer des valeurs organisationnelles. Depuis 2005, les demandes
d'accompagnement organisationnel visant à mettre en place une infrastructure et
une culture permettant d'atténuer, en situation, les inévitables tensions entre
les valeurs sociales, organisationnelles, professionnelles et personnelles se
sont multipliées rapidement ».[3]
Voici, donc, une représentation des différentes dimensions
de l'éthique. Nous nous arrêterons spécifiquement qu'aux trois premiers soient
: les éthiques personnelle, professionnelle et organisationnelle.
Figure 6 : Dimensions
de l'éthique[4]
Éthique personnelle
Dans les premières années de sa vie, la socialisation
primaire est responsable, en grande partie, des actions que le sujet
entreprendra. Il est soumis aux différentes règles du conditionnement social (culture)
et ses actions sont prévisibles, sans changement et soumis aux sanctions si les
réponses sont non conformes. Dans les générations passées, il n'y avait,
pratiquement, qu'un modèle présent et il était facile de s'y maintenir. La
socialisation secondaire ressemblait beaucoup à la socialisation primaire;
pratiquement, rien ne venait interpeller, heurter ce modèle et bousculer
l'ordre établi.
Depuis quelques décennies, les avancées des sciences de la
nature, des sciences humaines, des communications ont fait en sorte que la
légitimité de la socialisation primaire est remise en question laissant un
espace vide en lequel le sujet s'est retrouvée avec deux possibilité : le 1er,
celui du durcissement dans les acquis, apportant une rigidité de la morale et
renforçant le mode hétérorégulatoire (multiplication des normes, des codes),
tout cela supporté par les personnes ayant le pouvoir, sous toutes ses formes,
et ne voulant pas le perdre; le 2e, une socialisation secondaire conduisant
à une remise en question, à une quête de sens, à une recherche de motivation
pour agir, provoquant une transformation personnelle, une recherche
d'autonomie. Il n'est pas surprenant, alors, qu'il y ait pression pour une
transformation du travail, des organisations, de la société. La tension de base
: celle d'être reconnu comme personne, comme sujet et non comme objet. Il n'est
donc pas surprenant que l'éthique appliquée, dans sa préoccupation des
relations plutôt que des intérêts, devient si populaire.
« L'éthique est le
seul mode de régulation des comportements qui provient d'abord du jugement
personnel de l'individu [ ... ] il laisse une plus grande place à l'autonomie
et à la responsabilité individuelles [ ... ] la volonté des individus à
s'autoréguler les pousse [ ... ] à réfléchir sur leurs façons d'agir et sur la
responsabilité qu'ils ont à l'égard de 1'autre. [...] L'éthique est donc liée à
la délibération et à la prise de décision plutôt qu'à la seule exécution de
règles, de normes et de directives ».[5]
De plus l'éthique, dans sa propension ontologique à désirer
la vie bonne et à rechercher le Bien, invite, tout naturellement, la personne au
respect de soi et de l'autre. C'est en cela que nous faisons le lien avec la
matrice d'autonomie de Jean-François malherbe et l'éthique personnelle.
« En définitive, la loi institutrice de
l'humanité, la loi morale, dite « naturelle » dans certaines écoles de pensée, la loi que je
puis lire au plus profond de moi-même dans le dialogue avec autrui, et qui
accompagne ce cheminement vers les tréfonds de soi, c'est précisément de
reconnaître la présence, la différence et l'équivalence d'autrui, de respecter
les interdits de l'homicide, de l'inceste et du mensonge, d'assumer ma
solitude, ma finitude et mon incertitude, de cultiver les valeurs de
solidarité, de dignité et de liberté.
Cette loi ne signe pas notre
hétéronomie. Elle ne nous vient pas d'ailleurs. Elle exprime les conditions de
possibilité de notre existence même en tant qu'humanité, comme individus
singuliers aussi bien que comme collectivités, C'est l'expression de notre
humanité même que nous lisons dans la trace de l'autre en nous. »[6]
Reconnaître
(Cause
matérielle)
|
Respecter l'interdit de
(Cause formelle)
|
Assumer
(Cause
efficiente)
|
Cultiver
(Cause
finale)
|
La
présence
|
L'homicide
|
Sa
solitude
|
La
solidarité
|
La
différence
|
L'inceste
|
Sa
finitude
|
La
dignité
|
L'équivalence
|
Le
mensonge
|
Son
incertitude
|
La
liberté
|
En conclusion, nous pourrions dire qu'en conformité à notre aspiration
d'une harmonie entre les dimensions personnelle, professionnelle,
organisationnelle et sociale, « dans le cadre de nos sociétés démocratiques,
l’éthique passe par le développement d‘une autonomie responsable ».[8]
Afin de bien nous situer, nous nous arrêterons, d'abord, sur
les caractéristiques qui définissent une profession.
« Elles sont bien
résumées par Carbonneau qui se réfère entre autres à Lemosse :
· L'acte professionnel
: une profession est caractérisée par un acte spécifique impliquant une
activité intellectuelle; cet acte est de nature altruiste et est rendu sous
forme de service.
· La formation : le
professionnel reçoit une longue formation universitaire, le plus souvent de
nature scientifique.
· Le contexte de
pratique : le professionnel exerce sa profession de manière autonome et
responsable.
· L'insertion sociale
: l'insertion du professionnel dans la société se fait par l'intermédiaire
d'une association (ordre ou corporation) à l'identité forte. Cette association
a droit de regard sur la formation et l'accréditation de ses membres, leur
impose un code d'éthique et est garante de leur statut social. »[9]
Nous pouvons remarquer que, dans ces quatre points, seule la
dernière phrase mentionne l'espace normatif qui se veut une protection pour la
profession et ses bénéficiaires. Cependant et pratiquement, nos institutions et
nos organisations, dans la culture du droit pour justifier l'ordre et le
pouvoir en gestion, n'ont, en fait, que retenu que cette partie. Aidé en cela
par la signification anglo-saxonne de "Code of ethics" pour la
déontologie, il a été facile d'instrumentaliser l'acception française d'éthique
se définissant mieux comme une éthicisation du droit conduisant davantage à une
délibération, qu'à une gestion par les normes. D'où la distinction répandue, du
moins au Québec, de la déontologie (code of ethics) comme mode de gestion
hétérorégulatoire et l'éthique en tant que mode autorégulatoire.
Afin de redonner une finalité à la profession, il est
essentiel de reconnaître toutes les caractéristiques qui la définissent et de
redonner aux professionnels la satisfaction de pouvoir s'appuyer sur leurs
motivations d'agir en agents responsables.
« La distinction entre
le droit et l’éthique est importante dans notre contexte culturel, car une
grande partie de notre tradition déontologique au Québec s’inscrit dans
l’horizon du droit, depuis la première loi sur les corporations
professionnelles, en 1973. Un code de déontologie d’une profession est une
réglementation soumise à des sanctions (comité de discipline) et obligatoire en
vertu de la loi sur les ordres professionnels (Code des professions). L‘éthique
professionnelle comprise comme une décision professionnelle responsable prend
ainsi un autre sens ».[10]
Un professionnel est d'abord une personne, un sujet qui, par
choix, par affinité et par désir de rendre service, a décidé de s'engager dans
une formation pour enfin s'investir dans une pratique responsable en accord
avec les limites déterminées par son ordre.
« Par exemple, la
démarche de Georges A. Legault se situe dans un contexte d'enseignement
universitaire qui est aux prises avec cette question de la formation des
professionnels. Sa démarche théorique en éthique professionnelle l'amena à
orienter ses travaux dans le sens d'une pédagogie axée sur la délibération et
le dialogue, non sur l’apprentissage des règles déontologiques et leur
application. Son travail en éthique professionnelle l'a conduit à interroger la
pertinence de la régulation des professionnels via les codes de déontologie. La
thèse forte de l'auteur sera justement de proposer de passer d'une déontologie
à une éthique des valeurs partagées, à la quête et au partage de sens pour les
praticiens des diverses professions ».[11]
Peu importe la profession, lorsque celle-ci devient trop
instrumentalisée, que le travail perd son sens et devient un emploi, lorsque la
sensation vécue par le professionnel est celle d'être un objet parce qu'une
machine ne peut le remplacer, il n'est pas surprenant de voir l'apparition
d'une résilience à une revendication de sens et d'autonomie, sans quoi la
profession perd sa saveur, sa raison d'être.
« Cependant, les
résultats de cette recherche mettent surtout en lumière la continuelle
recherche de sens que vivent les enseignantes et les enseignants dans
l'exercice de leurs fonctions ».[12]
« L'autonomie du
professionnel fait référence principalement à son pouvoir décisionnel, au « degré
de liberté substantielle, d'indépendance et de discrétion que possède
l'individu dans la planification de son travail et dans la détermination des
procédures à utiliser pour le réaliser » [13]
Nous voyons, ici, se profiler la valeur essentielle de l'autonomie. Elle
est un prérequis inhérent à la possibilité de se distinguer comme être humain
tant comme personne que professionnel.
« L'autonomie est,
d'une part, un élément essentiel de la satisfaction au travail, ce qu'est venue
confirmer […] une vaste enquête du ministère de l'Éducation du Québec. Notons
que dans cette enquête l'autonomie a été évaluée à partir des éléments suivants
: sentiment […] de pouvoir exercer sa tâche comme il l'entend; liberté dans la
conduite […]; possibilité d'être créateur, de concevoir et de réaliser des
projets personnels; possibilité dans le cadre du travail d'être soi-même ».[14]
En conclusion nous définirons l'éthique professionnelle
comme étant un discours que se donnent des professionnels, par la délibération,
afin de discerner et décider les actions en créant une ouverture au partage de
sens pour toutes les personnes impliquées en relation à leur profession. Cette
définition implique, alors, la reconnaissance de leur autonomie comme fondation
à la quête de sens en lien à la profession.
Éthique organisationnelle
Une organisation est un milieu de vie constitué d'un groupe
de deux personnes et plus, pouvant vivre un sentiment d'appartenance, ayant des
valeurs partagées procurant au groupe sa raison d'être. Elle est par conséquent
un groupement ou une association rassemblée autour d'une finalité de service ou
de production. A cette mission se greffera des personnes désireuses de
travailler, professionnelles ou non.
Cependant, notre culture organisationnelle est fondée en
termes d'intérêt, d'une façon rationnelle, et non en termes de relations; elle a,
de nos jours, généralement une approche plutôt bureaucratique. Dans ce genre de
démarche, la direction, devant la finalité de l'organisation, instituera des
comités ayant la responsabilité de définir les différentes tâches à accomplir
pour ensuite les faire exécuter par les employés. Afin d'assurer le
"command & control", une série de mesures sera mise en place (fouets
et bonbons), afin de créer une obligation de résultat.
« Il y a effectivement plein des choses qui sont
devenues jetables. Je me suis même demandé si on n'est pas tombé dans un piège
à s'être entouré de « jetables » pour avoir plus de temps et faciliter
davantage notre existence. Je me demande si on s'est pas fait coincer dans une
espèce de mimétisme avec le jetable, dans le sens où on s'est mis à considérer
que même les employés étaient jetables... »[15]
Les employés et parfois les bénéficiaires deviennent des
instruments nécessaires à l'atteinte des objectifs. Mais, comme nous l'avons
déjà dit, la visée bureaucratique se focalise sur la réalisation des objectifs (les
intérêts) et, à ce moment, sans tenir compte des conséquences pour toutes les
personnes impliquées par ces décisions.
Comme nous venons de voir aux points de l'éthique
personnelle et professionnelle, les personnes, pour être en mesure de donner
leur pleine mesure et y trouver sens, ont besoin d'être reconnues comme des
personnes, comme des professionnels avec une autonomie leur permettant d'être.
Dans le même temps, par les développements technologiques,
la mondialisation et l'économie, le monde est en mutation. Ces réalités,
particulièrement dans le monde du travail, engendrent l'instrumentalisation des
personnes. Les gestionnaires des organisations, à tous les niveaux, sont
ficelés par des budgets réduits à des objectifs de performances. La charge de
travail des employés augmente, la rentabilité, l'efficience, la performance et
le budget deviennent la finalité (les intérêts) et il y a de moins en moins de
place à l'attention de la déférence humaine au cœur des relations de travail.
En effet, dans ce qui suit, nous pourrions nous demander quelle est la raison
d'être de la SAAQ, quelle est donc sa finalité?
« Le PDG de la Société de l'assurance
automobile du Québec (SAAQ), John Harbour, défend la gestion financière de son
organisme. Le Journal de Québec révélait lundi des augmentations faramineuses
des bonis versés aux cadres entre 2007 et 2008. En 2008, ces bonis sont allés
de 15 000 à 45 000 $.
Sous la gouverne de John Harbour,
qui est à la tête de la SAAQ depuis cinq ans, les dépenses ont été réduites de
380 millions et les entrées d'argent haussées de 300 millions. Pour
la première fois depuis longtemps, l'organisme prévoit enregistrer pour 2009 un
excédent de 70 millions de dollars.
D'ailleurs, John Harbour, qui va
prendre sa retraite à la fin du mois, suggère à son successeur de conserver le
mode de rémunération des cadres. À la SAAQ, les cadres supérieurs reçoivent
80 % de leur rémunération en salaire. Le reste est versé en bonis, si les
objectifs sont atteints ».[16]
Les organisations, devant l'augmentation des difficultés de
gestions du modèle "Command And Control" axé sur les normes et
sanctions, ont cherché d'autres moyens. Les entreprises privées ont rapidement compris
l'importance de ne pas limiter les démarches éthiques à la seule régulation des
conduites. Ces études démontrent que les entreprises qui possèdent une culture
cohérente, forte et explicite présentent une performance supérieure à celles
qui ont une culture faible.[17]
C'est au contact d'intervenants en éthique appliquée que
sont apparus les énoncés "mission, vision, valeurs" permettant une
nouvelle culture d'entreprise en laquelle tous les intervenants de
l'organisation pourraient s'y reconnaître. Mais il n'est pas facile de lâcher
le pouvoir et le droit de gérance. C'est ainsi que ces nouveaux énoncés ont été
instrumentalisés, offrant une façade se voulant éthique tout en favorisant le
cynisme des employés.
« On a ainsi assisté à
une vague de demandes, connues sous le nom de projets « mission, vision, valeurs » , ayant pour but
d'asseoir les actions des employés sur des motivations internes (leur culture)
plutôt que sur des motivations externes (la crainte d'une éventuelle sanction
imposée en vertu d'une norme organisationnelle ou professionnelle). Ces
démarches ont le mérite de bien faire ressortir la limite des modèles
exclusivement normatifs. Cependant, leur référence aux valeurs est trompeuse.
Ces projets s'imaginent pouvoir façonner la culture d'une entreprise par la
simple volonté d'un leadership fort faisant la promotion d'un ensemble de
valeurs. Ils s'inscrivent beaucoup plus dans une logique des vertus que dans
une logique des valeurs. Ils pensent réussir à forger le caractère des
employés, comme on le ferait avec de jeunes enfants n'ayant pas encore élaboré
leur propre axiologie. Tel n'est évidemment pas le cas; ce qui devait assurer
la motivation interne de l’action devient rapidement une nouvelle entreprise de
régulation. En effet, pour garantir une interprétation unique des valeurs, on
commence par en donner une définition institutionnelle. Puis, peu à peu, on en
arrive à une conception moralisatrice de l'éthique visant à convaincre les
employés d'adopter les « bonnes valeurs ». Enfin, certaines organisations
mettent en place des processus sanctionnant le non-respect des valeurs
organisationnelles. Les précisions apportées aux définitions transforment
graduellement les valeurs organisationnelles en nouvelles normes ».[18]
Dans des cas extrêmes, même les valeurs professionnelles des
employés sont utilisées comme moyens de les manipuler. En voici deux exemples :
« Le ministre de la Santé Yves Bolduc
déplore le fait que des infirmières aient dû travailler pendant 18 heures à
l'Hôpital Maisonneuve-Rosemont, mais il affirme que le Code de déontologie
veut, dans le domaine de la santé, que le personnel sur place ne puisse quitter
s'il n'y a personne pour le remplacer au quart de travail suivant.
Sa réaction a fait rager la
présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé, Régine Laurent,
qui affirme qu'il lui appartient de s'assurer que les infirmières travaillent
dans des conditions décentes et normales ».[19]
Et
« Ce fait confirme aux
infirmières le peu de reconnaissance et de considération de la direction des
soins infirmiers pour l’importante charge de travail qui leur incombe. Les
participantes vont jusqu'à éprouver un sentiment d'exploitation de leur
souffrance : sachant qu'il leur est très inconfortable, voire même anxiogène,
de quitter l'unité sans avoir consigné leurs notes, la direction se doute bien
que celles-ci vont opter pour le fait de les rédiger sur leur temps personnel.
Il y a là, en effet, manipulation et exploitation de la souffrance : « C'est malhonnête de leur part parce que, dans
le fond, ils savent bien que tu ne quitteras pas l'unité sans avoir rédigé tes
notes. Ils savent que nous sommes des infirmières responsables, que nous avons
une éthique professionnelle qui nous portera à faire ce que nous devons faire.
Ils jouent sur notre code professionnel, sur notre sens des responsabilités et
exploitent cela! ».[20]
La gestion, par le droit (peu importe les codes), peut
sembler rapide, simple, efficace. Mais sa principale lacune se trouve dans la
limite de sa nature binaire car, sa seule possibilité étant de juger, face à
des intérêts, si le comportement est fautif ou non, sans se préoccuper des
relations. C'est ce qui tue le climat organisationnel, désagrège la puissance de
l'ensemble d'un "nous" à réaliser la mission de l'organisation en la
fractionnant en petits départements s'éloignant, ainsi, d'une mission commune.
En fait, les énoncés "mission, vision, valeurs"
ont pour objectifs d'orienter vers un horizon commun, un but commun, un sens
partagé tout en permettant à l'organisation de se positionner dans sa dimension
sociale. Le rôle des gestionnaires devraient, alors, être celui de coordonnateurs,
de motivateurs, de rassembleurs de facilitateurs pour ceux qui font le travail
dans l'organisation. Il ne faut pas oublier que « l'enjeu est le vivre ensemble dans une organisation orientée par une
mission, une exigence de productivité et d'humanité ».[21] Ce n'est qu'à cette
condition que l'organisation pourra profiter de sa pleine potentialité.
« Cela me fait penser
à l'étude qu'Isabel Menzies a conduite dans les années 1950 dans un centre
hospitalier. On avait demandé à des infirmières-chefs, dans des départements de
chirurgie de centres hospitaliers, de faire un effort particulier pour apporter
du soutien aux infirmières qui travaillaient avec elles. Cela prenait deux
formes : le support pour s'assurer
qu'elles avaient tout ce dont elles avaient besoin pour faire leur travail, et
la reconnaissance pour s'assurer qu'on portait suffisamment attention à la
qualité de leur travail. Puis on a demandé aux infirmières-chefs, dans d'autres
départements, de faire volontairement l'inverse. Le but de cette étude était de
mieux comprendre l'impact de la présence ou de l'absence du soutien, du support
et de la reconnaissance. Ce qui était intéressant, c'était que dans les
départements où il y avait du soutien aux infirmières, les patients
guérissaient plus vite et faisaient moins d'infections secondaires dues aux interventions
chirurgicales que dans les départements où il n'y avait pas de soutien. Ils ont
fait par la suite la même étude dans des écoles et ont demandé à des directeurs
de faire un effort particulier de support, de soutien aux enseignants et
enseignantes, puis à d'autres de faire l'inverse. Ils ont aussi découvert que
les étudiants qui réussissaient mieux étaient dans les écoles où il y avait du
soutien. Mais, comme nous l'avons déjà dit, souvent, on ne mesure pas cet
impact-là ».[22]
Il appartient
donc aux gestionnaires d'aujourd'hui de trouver suffisamment de sécurité pour
quitter l'inconfort de leurs acquis pour s'ouvrir au neuf, non pas seuls, mais
en équipe avec tous les partenaires de l'organisation.
« Aussi, le
gestionnaire d'aujourd'hui tout comme celui de demain doit être convaincu que
ce n'est qu'à travers une culture qui encourage le partage et l'ouverture, de
même qu'une mission concertée, qu'il sera en mesure de mobiliser toutes les
intelligences et toutes les énergies pour le bénéfice de son entreprise et
qu'il obtiendra des employés une plus grande collaboration, une meilleure
synergie et une plus grande efficacité ».[23]
Mettre de l’éthique dans une organisation exige de diminuer
le nombre de règles, exige une capacité de décider, exige de l’autonomie. Bien
sûr, si nous laissons de l’autonomie, il manquera de conformité, mais il y aura
cohérence parce que nous serons face à une recherche d’un sens commun.
« Les méthodes de
recherche-action, d'intervention psychosociologique et de praxéologie élargie
appartiennent à la famille de la recherche appliquée en usage dans les sciences
humaines et sociales, tout comme l'éthique appliquée d'ailleurs. Ces sciences
ont en commun la tradition humaniste ainsi que leur finalité de service. Cette
finalité porte bien haut la cause de la démocratie et implique un soutien au
développement de l'autonomie du plus grand nombre ».[24]
Comme nous l'avons vu pour l'éthique personnelle et
professionnelle, l'éthique organisationnelle exige de l’autonomie à tous les
niveaux de l'organisation. Car l’aménagement du travail est bien le lieu où
l’humain peut le plus s’instrumentaliser, devenir objet et, en quelque sorte se
retrouver dans ce qu'on pourrait appeler de l'esclavage moderne.
« A quels résultats
devons-nous nous attendre en éthique organisationnelle? Idéalement à la
meilleure coordination des actions humaines dans l'organisation. Mais cela
suppose, nous 1'avons dit, une approche holiste qui implique des changements à
la fois dans les modes de gestion et de régulation de 1'organisation, dans la
culture qui fonde les modes dominants et chez les sujets eux-mêmes
(socialisation secondaire). Mais tant que les organisations n'arriveront pas à
formuler un diagnostic sur les insuffisances profondes de leur mode de gestion,
elles feront comme les êtres humains qui, refusant de s'aventurer dans un
changement en profondeur, vont colmater les brèches tant et aussi longtemps
qu'ils le pourront ».[25]
Pour conclure ce point, nous pourrions définir l'éthique
organisationnelle comme la visée, par la délibération, que se donnent tous les
membres d'une organisation, afin de définir les valeurs rassembleuses donnant
sens pour toutes les personnes impliquées et reflétant la mission et visions de
l'entreprise.
Nous retenons, en outre, que le rôle des gestionnaires, plutôt que de gouverner,
deviendrait plus efficace s'il était orienté comme coordonnateur, motivateur,
facilitateur, mobilisateur, rassembleur afin d'obtenir une plus grande
complicité, une meilleure coopération et une plus grande efficience des
employés. C'est en cela que nous voyons l'éthique organisationnelle comme une
éthique transdisciplinaire où chacun, comme personne et comme professionnel,
est reconnu comme maître d'œuvre, à son niveau, en vue de la réalisation de la
finalité de l'organisation.
Nous venons de voir que la mondialisation, l'ère des communications, le
choc des cultures sont responsables de la tension entre la socialisation
primaire et secondaire chez la personne, l'appelant, ainsi, à une remise en
question. Celle-ci ne se fera pas sans heurts et placera l'individu devant
cette tension de base: celle d'être reconnu comme personne entière avec le
besoin de vivre des relations, ses quêtes de sens, ses appétits d'autonomie,
son besoin d'appartenance.
En fait, que ce soit pour les personnes, les professions et
les organisations, les conditions de possibilité pour vivre des relations se
concentre autour de l'autonomie : autonomie des personnes, des professionnels,
des gestionnaires. Nous ne pouvons parler d'éthique sans cette autonomie
reconnue comme prérequis à toute relation véritable.
Aussi, bien que nous ayons distingué trois niveaux de l'éthique
(personnelle, professionnelle et organisationnelle) cette propension à désirer
la vie bonne et la recherche du bien s'origine au cœur de la même personne
vivant des affectations différentes dans les situations concrètes où elle est
insérée. Par conséquent, toute personne est placée face à des conflits internes
touchant ces trois niveaux de l'éthique qu'elle soit professionnelle ou non,
cadre ou non. C'est la recherche de sens, satisfaisant ces trois niveaux de
l'éthique, qui conduira à harmoniser les décisions générant, ainsi, la
satisfaction du vivre ensemble et le bien-être individuel.
[1] Brabant, Louise, "L'intervention
en éthique organisationnelle : une mise en contexte", dans Boisvert, Yves,
collectif, "L'intervention en éthique organisationnelle : théorie et
pratique", Liber, Montréal, 2007, 222 pages, p 171.
[3] Roy, Robert, "Demande et besoin
éthique : de la formation à l'accompagnement organisationnel", dans Bégin,
Luc, collectif, "L'éthique au travail", Liber, Montréal, 2009, 142
pages, p 106
[4] La base de ce graphique provient d'un
cours, "médiation organisationnelle", donné par Georges A. Legault,
le 26 février 2010 à Longueuil "Éthique organisationnelle et médiation
organisationnelle", diapositive #3, voir annexe 2.
[5] Girard, Diane, "Pour réussir une
intervention en éthique : stratégie et réalisme", dans Boisvert, Yves,
collectif, "L'intervention en éthique organisationnelle : théorie et
pratique", Liber, Montréal, 2007, 222 pages, p 143-169, p 146.
[7] Ces quatre colonnes sont comme une
œuvre d'art, répondant aux quatre causes premières chez Aristote. Œuvre d'art qui détermine les conditions
d'émergence d'un dialogue sans lesquelles celui-ci est dénaturé. Nous avons
ajouté au tableau original le nom des quatre causes premières dans les colonnes
correspondantes.
[8] Legault, Georges A,
"Professionnalisme et délibération éthique", Pesse de l'Université du
Québec, 2003, 290 pages, p 97
[9] Gohier, Christiane, "Éthique et
déontologie : l'acte éducatif et la formation des maîtres professionnellement
interpellés, dans Desaulniers, M.-P., Jutras, F., Lebuis, P., Legault, G.A.,
"Les défis éthique en éducation", Presse de l'université du Québec,
Sainte-Foy, 2003, 234 pages, p 213, 190-205, p193
[10] Legault, Georges A,
"Professionnalisme et délibération éthique", Pesse de l'Université du
Québec, 2003, 290 pages, p 72
[11] Létourneau, Alain, L’intervention en
éthique : les principaux modèles
proposés au Québec, 1970-2002. En ligne sur le site du CIRÉA, document de 259
p., certains textes en collaboration avec L. Brabant, A. Le Blanc :
http://www.usherbrooke.ca/cirea/documentation/docu_pdf/notes_recherches_enap/inter%20eth%20ALet.pdf, p 158
[12]Jutras, France, Boudreau, Cathy,
"La dimension éthique dans la relation éducative selon le point de vue
d'enseignantes et d'enseignants du secondaire, dans Desaulniers, M.-P., Jutras,
F., Lebuis, P., Legault, G.A., "Les défis éthique en éducation",
Presse de l'université du Québec, Sainte-Foy, 2003, 234 pages, p 213,p 155-169,
p 168
[13] Gohier, Christiane, "Éthique et
déontologie : l'acte éducatif et la formation des maîtres professionnellement
interpellés, dans Desaulniers, M.-P., Jutras, F., Lebuis, P., Legault, G.A.,
"Les défis éthique en éducation", Presse de l'université du Québec,
Sainte-Foy, 2003, 234 pages, p 213, 190-205, p193
[14] Gohier, Christiane, "Éthique et
déontologie : l'acte éducatif et la formation des maîtres professionnellement
interpellés, dans Desaulniers, M.-P., Jutras, F., Lebuis, P., Legault, G.A.,
"Les défis éthique en éducation", Presse de l'université du Québec,
Sainte-Foy, 2003, 234 pages, p 213, 190-205, p194
[15] Pauchant, Thierry C. et collaborateurs
(dialogues retranscrits), "Guérir la santé", Fides, Québec 2002, 392
pages, p 120
[16] Bussières, Guylaine, http://www.radio-canada.ca/regions/Quebec/2010/03/22/007-saaq-bonis-harbour.shtml, 2010‑03‑22, 2010-04-22
[17] Voir à ce propos : Roy, Robert, "Demande et
besoin éthique : de la formation à l'accompagnement organisationnel", dans
Bégin, Luc, collectif, "L'éthique au travail", Liber, Montréal, 2009,
142 pages, p 105-122, p 110.
[18] Roy, Robert, "Demande et besoin
éthique : de la formation à
l'accompagnement organisationnel", dans Bégin, Luc, collectif,
"L'éthique au travail", Liber, Montréal, 2009, 142 pages, p 105-122,
p 111
[19] Lévesque, Lia, "Quarts de 18
heures : le ministre et la FIQ" Archives La Presse, Publié le 24 février
2010 à 17h09 | Mis à jour le 24 février 2010 à 17h18,
[20] Alderson, Marie, «Les relations de
travail d’infirmières œuvrant en soins de longue durée : source de
souffrance et de fragilisation de leur santé mentale», revue L’infirmière
clinicienne, vol. 6, no1, 2009, p6.
[21] Legault, Georges A, "L'éthique
organisationnelle : intervention ou sensibilisation?", dans Boisvert Yves
et al. "L'intervention en éthique organisationnelle : théorie et
pratique", Montréal, Liber, 2007, 222 pages, p 33-55, p 51
[22] Pauchant, Thierry C. et collaborateurs
(dialogues retranscrits), "Guérir la santé", Fides, Québec 2002, 392
pages, p 156
[23] Desaulniers, M.-P., Jutras, F.,
Lebuis, P., Legault, G.A., "Les défis éthique en éducation", Presse
de l'université du Québec, Sainte-Foy, 2003, 234 pages, p 213.
[24] Brabant, Louise, "L'intervention
en éthique organisationnelle : une mise
en contexte", dans Boisvert, Yves, collectif, "L'intervention en
éthique organisationnelle : théorie et pratique", Liber, Montréal, 2007,
222 pages, p 177
[25] Legault, Georges A, "L'éthique
organisationnelle : intervention ou sensibilisation?", dans Boisvert Yves
et al. "L'intervention en éthique organisationnelle : théorie et
pratique", Montréal, Liber, 2007, 222 pages, p 33-55, p 54
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