Notre conception de l'éthique appliquée, au cours des années
au diplôme, s'est passablement modifiée, tout en conservant les mêmes valeurs
dans sa portée.
Nous avons d'abord très longtemps conservé la définition
suivante de Jean-François Malherbe (D‑1) : « Le travail que je consens à
faire avec d'autres dans le monde pour réduire, autant que faire se peut,
l'inévitable écart entre nos valeurs affichées et nos valeurs pratiquées. »
Cependant, voilà quelque temps, nous avons remarqué une limite importante celle
qui, selon cette définition, accordait une valeur éthique aux terroristes qui
ont lancé leurs avions sur le World Trade Center. En effet, dans cet exemple,
il n'y a assurément aucun écart entre leurs valeurs affichées et leurs valeurs
pratiquées.
Nous avons alors modifié cette définition, quelque peu, en
la précisant et en refermant la possibilité de la limite que nous y avions
perçue. Comme finalité à notre définition, nous avons emprunté les finalités de
la "matrice de l'autonomie" de Jean-François Malherbe[1] (D‑2) : « En
rapport à une situation donnant lieu à un malaise, le travail que je consens à
faire avec d'autres dans le monde, par le dialogue, afin de discerner et
décider les actions conduisant à privilégier la solidarité, la dignité et la
liberté de toutes les personnes impliquées par ces actions » .
Nous avons voulu, ensuite, lui donner un sens plus large
dans sa finitude tout en y appuyant l'importance du dialogue :((D‑3) : « En
rapport à une situation donnant lieu à un malaise, le travail que je consens à
faire avec d'autres dans le monde, par le dialogue, afin de discerner et
décider les actions en créant une ouverture au partage de sens pour toutes les
personnes impliquées par ces actions ».
Nous reprenons, ici, notre définition de l'Éthique
appliquée; nous la disséquerons ensuite : « En rapport à une situation
donnant lieu à un malaise, le travail que je consens à faire avec d'autres dans
le monde, par le dialogue, afin de discerner et décider les actions en créant
une ouverture au partage de sens pour toutes les personnes impliquées par ces
actions ».
"En rapport à une situation donnant lieu à un malaise"
: Nous l'avons déjà mentionné, l'éthique est perçue comme un dynamisme, une
inclination appelant l'Homme à advenir en tant qu'humain dans son rapport à
l'avènement de l'humanité par la propension qui l'habite à viser la "vie
bonne" et à rechercher le Bien. Cette invitation de l'éthique se fait
ressentir dans tous nos rapports de relation. L'éthique appliquée, comme discours,
comme outil et comme moyen, trouve sa place dans des situations particulières,
celles donnant lieu à un malaise et qui souvent dans le jargon de la pratique
se traduira par le drapeau rouge, qui se lève. Elle est par conséquent une
éthique situationnelle[2].
"le travail que je consens à faire" : le sens de
"travail", une maïeutique, sens que lui donne Jean-François Malherbe[3], comme
celui de la femme en travail, d'un accouchement vers ce qui surgira et nul ne
peut savoir, à l'avance, le résultat. Consentir, c'est se reconnaître
responsable, engagé, imputable, au vivre-ensemble perturbé par le malaise dans
la situation.
"avec d'autres" : le principal fruit collecté au
diplôme d'éthique appliquée a été pour nous la prise de conscience de
l'importance de la subjectivité. Subjectivité qui, comme des œillères, limite
la capacité du sujet à sortir de ses acquis, de ses petites vérités. Par cette
contrainte, il nous apparaît que ce champ d'activité ne peut se faire qu'en
compagnie d'autres personnes interpellées par la situation de départ,
multipliant ainsi le nombre de contextes[4].
"dans le monde" : la situation de départ se situe
dans un monde, dans des organisations, dans un vivre-ensemble en lequel le
sujet est inséré ainsi que toutes les personnes qui sont impliquées par la
situation, possiblement avec des cultures différentes.
"par le dialogue" : que nous définissons ainsi : « Un échange, par
le langage, au cœur d'une relation intersubjective, en vue d'une recherche
conjointe (co-construction) de sens à partir d'un intérêt commun » Le dialogue
est un acte de langage où chacun des allocutaires reconnaît ne posséder aucune
vérité, « Pascal est
sans doute le premier à concevoir qu'un dialogue est d'autant plus authentique
qu'il s'instaure entre deux interlocuteurs dont chacun sait très bien qu'à
vouloir l'emporter il est certain de se tromper »[5], laissant libre cours à la Vie, de ce qui
adviendra au cœur de cette relation idéalement recherchée dans le mot
fondamental "Je-Tu".
« Contrairement à Protagoras qui
proclamait que « l’homme est la mesure
de toutes choses » , Socrate vécut en jaugeant toutes choses, y compris
lui-même, à la mesure de Dieu. (Brun 1992, p. 21-22). Car cette divinité révèle
à l’homme que sa grandeur surpasse sa condition actuelle et que c’est par l’exercice
de la raison critique dans la pratique du dialogue qu’il pourra se dépasser et
acquérir la sagesse tout en réfutant l’erreur que, nécessairement, comporte
tout préjugé. Socrate se fait ainsi témoin singulier de la transcendance au
cœur le plus singulier de chacun de ses interlocuteurs. Pour Socrate, la
créativité la plus noble résulte du dialogue entre des interlocuteurs attentifs
à la voix de leur daimonion. Il souligne ainsi une forme radicale de la
disponibilité comme accueil de l’imprévu… »[6].
La qualité du dialogue sera à la mesure de la liberté du
sujet dans sa relation à l'autre et dans sa relation à lui-même, de sa capacité
à suivre la voie du sens qui s'éveille en lui. Il nous semble essentiel de
réaliser que le langage est limité car, qui arrive à pouvoir dire de façon
complète tout le senti qu'il ressent et qui arrive à comprendre tout le sens
qu'a voulu transmettre le locuteur?
« Immense le risque du langage qui va
de l'un à l'autre et qui ne peut qu'être autre dans l'autre. Étonnant inconfort du langage qui n'est que
passage. Non trajet de qui parle à qui écoute, mais transformation de soi. Car
quelle parole est la même dans la bouche qui la profère et dans l'oreille qui
la recueille? La nature de la parole est de se perdre en route et de
n'atteindre sa cible qu'une fois devenue étrangère à sa source malgré la
fidélité forcenée à laquelle elle se voue. Oui, malgré l'exactitude (ou la
force) à laquelle s'applique celui qui parle et malgré l'attention (ou
l'intelligence) de celui qui écoute, le langage appartient d'abord à l'un et
ensuite à l'autre. De plus le langage qui parle s'efforce d'être fidèle déjà à
l'oreille qui l'attend et le langage entendu tente d'être fidèle encore à la
bouche qui l'a proféré. Sans compter que celui qui parle est modifié par ce
qu'il dit comme celui qui l'écoute l'est par ce qu'il entend »[7].
Nous inférons donc que le dialogue est triple écoute et simple
locution : écoute de ce qui émerge en le sujet au moment où il dit, écoute du
locuteur pour essayer de comprendre le sens de ce qui est dit et écoute de ce
qui émerge, en lui, en entendant le locuteur. Nous anticipons le dialogue
d'être au cœur de l'éthique appliquée, d'en être le creuset en lequel toute
relation prend forme, à la frontière entre le désir qui appelle à advenir et la
réponse responsable des sujets qui y participent. Il devient, alors, le lieu
d'émergence du tissu humain par l'élaboration des conditions du vivre ensemble,
dans le contexte des situations auquel il participe.
"afin de discerner et décider les actions" : pour
nous, discerner, c'est écouter dans un mode contemplatif, c'est-à-dire une
écoute active de tout l'être de la personne afin de percevoir, dans le
clair-obscur[8],
tout élément qui surgira sans que le raisonnement prenne part à cet exercice.
L'artiste qui crée une œuvre est dans ce mode contemplatif. Vous avez peut-être
vécu ce genre d'expérience où, devant une situation où vous ne saviez pas quoi
faire, vous aviez pris connaissance du contexte, des circonstances entourant la
situation, des circonstances subjectives, vous aviez essayiez de comprendre, de
raisonner la situation en vue de trouver une solution satisfaisante, rien à
faire… Vous avez lâché prise, vous vous êtes abandonnés, vous êtes demeurez en
silence… Après un certain temps, un jour peut-être, dans une expression qui
vous appartient, "une lumière s'est allumée dans la noirceur",
"vous avez eu un éclair de génie", "vous avez eu un flash",
etc… Une solution, une compréhension est survenue donnant une réponse à votre
problème. Vous ne raisonniez pas, vous étiez, à ce moment à distance des divers
éléments du contexte, vous vous trouviez dans cet espace intersubjectif où le "Je-Cela"
n'a pas sa place. Pour nous, dialoguer, c'est partager, par le langage, les fruits
du discernement et c'est suite à la co-construction du sens par le dialogue,
nourri par le discernement, que pourra se décider les actions à entreprendre.
En cela nous rejoignons Socrate : « Pour Socrate, la créativité la
plus noble résulte du dialogue entre des interlocuteurs attentifs à la voix de
leur daimonion. Il souligne ainsi une forme radicale de la disponibilité comme
accueil de l’imprévu, attitude qui est tout le contraire de la certitude
universelle qu’affichaient les Sophistes »[9].
"en créant une ouverture au partage de sens pour toutes
les personnes impliquées par ces actions" : c'est, pour nous, la finalité
recherchée, c'est-à-dire, le canevas commun à toute éthique appliquée : avancer
vers l'élaboration du tissu humain permettant une harmonie entre le
devenir-sujet de toutes les personnes impliquées et le vivre-ensemble
collectif.
Pour résumer nous pourrions dire que l'éthique appliquée :
- est une éthique situationnelle par son ancrage aux situations donnant lieu à des malaises, dans le vivre-ensemble, qui l'interpellent.
- est une éthique réflexive ayant comme
visée un mode de régulation sociale autorégulatrice en lequel sont
recherchées les conditions propices à l'adhésion de toutes les personnes
impliquées par la décision. Elle est un outil que l’on se donne pour que
collectivement nous appuyions le développement des consciences
personnelles (devenir-sujet) en vue d’un vivre-ensemble ajusté et
harmonisé. « L’autodiscipline consiste alors à choisir librement
d’agir en tenant compte des autres, de l’environnement et des rapports de
qualité que nous désirons établir. En ce sens, l’éthique s’ouvre
directement sur des modes idéaux de vie que nous cherchons à actualiser
dans et par nos décisions. »[10].
·
est une éthique
pragmatique transcendantale dans la mesure où elle trouve son origine à
l'intersection, chez les sujets qui y participent, de l'éthique et de l'éthique
appliquée en le dialogue qui les fondent dans la relation "Je-Tu",
vers un résultat en lequel chaque personne concernée trouve sens.
- est une éthique tissulaire régulant les
conditions du vivre-ensemble en recherchant à cultiver la solidarité, la
dignité et la liberté de toutes personnes en chemin d'humanisation et c'est
en ce sens que nous croyons rejoindre la pensée d'André Lacroix et de
Jean-François Malherbe :
« C’est en quelque sorte la raison
d’être d’une éthique de la citoyenneté ou d’une éthique tissulaire : élaborer
les conditions du vivre-ensemble sur la base du respect de la liberté
individuelle... II nous faut alors considérer le sujet comme faisant un tout
avec l’autre au sein de la communauté… l’éthique appliquée devient ce discours
inclusif sur le monde tant recherché »[11].
« Je suivrais également Malherbe pour
faire de l’éthique appliquée une pratique éducative, politique et philosophique
qui se refuse à penser pour les gens mais propose plutôt de penser avec eux les
conditions de leur vivre-ensemble »[12].
Notre conception de l'éthique appliquée devient, alors,
celle d'un outil de transformation des organisations et, par le fait même, des
sociétés par la délibération au cœur du dialogue entre des personnes vivant un
malaise et recherchant un sens commun pour toutes les personnes impliquées par
la situation. Elle est, par conséquent, un outil d'humanisation de notre monde.
[1] Vous trouverez, à la page 45, le
tableau de la matrice de l'autonomie de Jean-François Malherbe.
[2] Voir à ce propos Lacroix, André,
"L'éthique appliqué une nouvelle éthique de société", Ethica Vol. 13
no 1 (2001) 9-34
[4] Le tissu créé par les liens que fait
le "Sujet", par le discernement, entre les valeurs, normes, principes
qu'il véhicule intérieurement (circonstances subjectives) et les circonstances
entourant une situation
[5] Jacques, Francis, "Entre conflit
et dialogue?", Université de Sherbrooke, Cahier de textes ETA 700, automne
2003, 248 p, p19
[6] Malherbe, Jean-François, "Pour
une éthique de résistance, éléments d'histoire de la philosophie",
Université de Sherbrooke, Documents pour le cours TXM 717, Printemps 2006,
Socrate p 10
[7] Grosjean, Jean, "L'ironie
christique commentaires de l'Évangile selon Jean", Gallimard, 1999, 271
p., 12
[8] Nous parlons de clair-obscur car il
n'est pas facile pour le Sujet de discerner entre un désir et un besoin.
[9] Malherbe, Jean-François, "Pour
une éthique de résistance, éléments d'histoire de la philosophie",
Université de Sherbrooke, Documents pour le cours TXM 717, Printemps 2006,
Socrate p 10
[10] Legault, Georges A,
"Professionnalisme et délibération éthique", Pesse de l'Université du
Québec, 2003, 290 pages, page 72
[11] Lacroix, André, "L'humain au
centre d'une éthique de société" Collections essais et conférences Chaire
d'éthique appliquée, Université de Sherbrooke, éditon GGC, 2000, 36 pages, page
29.
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