Notre
conception de base étant confortée, voici notre cadre conceptuel. A la suite,
nous définirons chacune de ces composantes.
Les cercles concentriques veulent représenter que les
sociétés sont formées d'organisations et que les organisations sont formées de
sujets. Nous avons situé la rencontre de l'éthique et de l'éthique appliquée au
cœur des Sujets. La vie est représentée par la propension à désirer la vie
bonne et la recherche du Bien (éthique) dans le sujet par les invitations et
les aspirations qu'il ressent. L'éthique appliquée, quant à elle, représente la
réponse du sujet à cette propension, comme finalité de l'action, en créant une
ouverture au partage de sens pour toutes les personnes impliquées par la
décision conduisant, ainsi, à l'advenue de la Vie[1].
Cependant, les sujets sont enracinés dans leurs organisations, dans leurs
sociétés et dans leurs cultures. L'interprétation de la propension à désirer la
vie bonne et la recherche du Bien sera différente d'un individu à l'autre,
surtout, d'un continent à l'autre et également dans la même famille.
Parallèlement, si les sujets décident de mettre en action une décision,
celle-ci sera interprétée de façon différente, surtout d'un continent à l'autre
et également dans la même famille.
Comme nous l'avons présenté dans
notre cadre conceptuel, le sujet est le pivot central entre l'éthique et
l'éthique appliquée. Nous croyons préférable de passer par un détour obligé
afin de bien comprendre son élaboration. Nous verrons, plus loin, l'importance
de l'espace intersubjectif comme lieu déterminant du langage et, alors, ouvrant
à la possibilité du dialogue. Pour ce faire, nous utiliserons un schéma, une
image valant mille mots.
Figure 2 : Élaboration du sujet
La personne humaine n'est pas constituée uniquement d'un
corps et d'une intelligence raisonnée. Elle peut percevoir des émotions, des
intuitions, des aspirations; elle est susceptible de faire l'expérience d'élan
d'amour, d'amitiés, de compassions, de solidarités qui ne peuvent s'expliquer
par la raison. Cependant, lorsque l'on tente de les expliquer, de les nommer
dans l'ordre du langage, nous n'avons d'autre choix que de les interpréter qu'au
travers nos jeux de langage personnels, issus de tout ce qui nous constitue : race,
pays, culture, langue maternelle, époque, richesse, sexe, religion,
expériences, personnes rencontrées, etc. Il en va de même pour nos convictions.
"Sans convictions, la vie perd
sa couleur, sa consistance, sa valeur même. Nos convictions sont une
authentique source de certitudes à laquelle nous puisons nos forces les plus
enracinées. Toutefois, elles ne sont certaines que dans la mesure où nous
vivons avec d'autres qui les partagent. Lorsque nos convictions heurtent celles
d'autrui, de certaines qu'elles étaient, elles deviennent incertaines à moins
que, pour leur garder leur certitude, nous ne préférions mépriser 1'autre. Les
convictions sont nécessaires mais elles manifestent leur fragilité lorsqu'elles
sont exposées à d'autres visions du monde, à d'autres pratiques sociales, à
d'autres jeux de langage que ceux qui les ont vues naitre et grandir"[3].
Maintenant, précisons ce schéma :
- Le "sujet" peut se comparer à une boite de contrôle qui capte les différentes informations lui provenant de sa personne (corps, sensibilité, émotions), des personnes qui l'entourent, des organisations, des sociétés en lesquelles il est inséré. Le sujet analyse, réfléchit et place ces informations dans ses acquis (Homme Extérieur) ou les rejette, décide d'actions nouvelles et canalise les énergies nécessaires pour les concrétiser.
- La Vie est perceptible, par le sujet, principalement au niveau de l'espace intersubjectif : l'amour, la compassion, l'émerveillement, la paix, etc. peuvent lui apparaître dans son champ de conscience avec une grande force sans qu'il puisse les comprendre par sa raison.
- L'homme intérieur représente tout le potentiel qui constitue l'Homme (l'être) dans sa réalité : qualités, capacités qui le caractérisent dans son unicité, dans son individualité.
- L'homme extérieur
représente les acquis, du sujet, accumulés à ce jour par ce qu'on a dit de
lui[4],
ses expériences, ses réflexions, ses croyances, le tout influencé par les
différents milieux en lesquels il est inséré : familial, économique,
social, religieux et politique. C'est à partir de ses acquis qu'il a
construit, au fil du temps, sa morale[5].
Cependant l'homme extérieur ne
représente pas toute la réalité de la personne et ses acquis sont toujours en
perpétuel remaniement pourvu que le sujet ait suffisamment de sécurité pour les
questionner et les quitter au besoin. Le sujet enfermé, par manque de sécurité,
dans l'homme extérieur, s'attachera à ses acquis qu'il tiendra pour des vérités.
Plus il tiendra à ses vérités, plus il sera astreint au caractère statique[6], au
relativisme et à l'intégrisme.
Nous ne portons pas un regard
négatif sur l'homme extérieur. Au contraire, nous croyons que tout ce que le
sujet a conservé comme règles (morale, mœurs, codes, etc.) est encouragé par
des valeurs. De fait, presque la totalité des actions quotidiennes est engagée
à partir de ce qui a été acquis. Cependant, nous sommes persuadés d'un danger
possible : celui de la transformation de ces règles acquises en principe, c'est-à-dire
en règle, de conduite, ayant déjà été appuyées sur un jugement de valeur, mais
devenues causes premières en elles-mêmes sans que le souvenir de la valeur y
soit perçu. C'est pourquoi nous estimons essentiel que le sujet développe une
sensibilité à la perception des malaises. Les situations du quotidien ouvrent
le chemin à la remise en question et au réajustement de ces acquis.
· L'espace intersubjectif, comme un espace neutre,
à la frontière de la capacité du sujet à percevoir entre l'homme extérieur et
l'homme intérieur. C'est le lieu du discernement des remises en question, des
réévaluations, des perceptions qu'il a sur lui, sur les autres. C'est le lieu,
aussi, où se place l'attention du sujet, pour percevoir les invitations de la
Vie en lui. Cependant, pour entendre, il lui faut quitter la sécurité de ses
acquis pour rejoindre ce lieu de l'intersubjectivité où il peut discerner et
écouter.
Plus le sujet se sentira en
sécurité, plus il sera en mesure de se déplacer vers cette intersubjectivité.
Il pourra alors se vivre avec un caractère dynamique[7] en
assumant sa subjectivité, c'est-à-dire qu'il sera capable d'assumer sa
"solitude (d'être le seul à pouvoir dire "Je" en son nom), sa
finitude (être habité par des désirs infinis et ne disposer que de moyens
limités pour les réaliser) et son incertitude (de ne presque jamais pouvoir
prendre des décisions en pleine et totale connaissance des choses).[8]
C'est de cet espace
intersubjectif que peuvent se vivre les relations. Nous rejoignons ainsi Martin
Bubber lorsqu'il affirme que « Les bases du langage ne sont pas des noms
de choses, mais de rapport »[9]. Selon
lui, à la base du langage il y a les couples de mots principes "Je-Tu"
et "Je-Cela" où le "Cela" peut être remplacé par "il"
ou "elle". Lorsque le sujet dit "Je", il dit soit un "Je-Tu"
ou un "Je-Cela" ; de même, lorsqu'il dit "Tu", il dit "Je‑Tu"
et lorsqu'il dit "Cela", il dit "Je-Cela". Lorsqu'il parle
de ses acquis ou à partir de ses acquis, il parle de choses qu'il possède, de "Je-Cela",
de choses qu'il peut expérimenter, mais qui ne peuvent concerner l'être entier,
alors que le mot principe "Je-Tu" ne peut être prononcé que par
l'être entier. « Mais dès qu'on dit "Tu", on n'a en vue aucune
chose. "Tu" ne confine à rien. Celui qui dit "Tu" n'a
aucune chose, il n'a rien. Mais il s'offre à la relation »[10].
Le devenir-sujet est une maïeutique[11] qui se
poursuivra tout au long de la vie. Nous le définissons ainsi : "Personne
qui, grâce à la réflexion, devient le véritable agent de son action. Il assume
son subjectivisme c'est-à-dire qu'il reconnaît sa solitude, sa finitude, son
incertitude tout en prenant conscience qu'il ne détient aucune vérité. Il est
alors disponible à tous les dialogues". Nous rejoignons ainsi l'idée d'imputabilité
de Ricœur comme « la capacité d'un sujet à se désigner comme l'auteur
véritable de ses propres actes »[12]
Travail d'accouchement sans fin, car les perceptions qui se
peaufinent tout au long de la vie ne sont jamais que de petites vérités pour
l'instant présent et ne seront jamais la Vérité. C'est là, la première
difficulté que toute personne aura à traverser pour, à notre avis, devenir un
véritable sujet : réaliser et assumer sa subjectivité. C'est cette
traversée qui ouvre le chemin à l'éthique appliquée. Un seul petit pas dans
cette voie du sens créera une ouverture qui ne pourra se refermer complètement.
Refuser de
travailler sur soi, refuser de se remettre en question revient à demeurer
prisonnier dans les pièges écrits par d'autres. Nous sommes totalement en
accord avec Jean-François Malherbe lorsque, reprenant différents secteurs
professionnels : sécurité publique, psychiatrie, Ingénierie, toxicomanie,
gériatrie, administration publique, politique, etc., il conclut en écrivant :
« Ce que m'apprend la pratique de
l'éthique appliquée, depuis une vingtaine d'années, c'est précisément à
interroger systématiquement ce « devenir sujet» dans toutes les situations qui appellent la
sagacité des humains. Je vois avec de plus en plus d'évidence que, quel que
soit le secteur de la vie sociale d'où émergent les questions, les meilleures
décisions pour y faire face sont celles qui permettront aux personnes
concernées de devenir les sujets de leur propre existence, tant d'un point de
vue personnel que collectif »[13].
De la même manière, il est difficile de croire possible un
réel dialogue, si la personne demeure prisonnière de l'image qu'elle a
d'elle-même, dans un refus d'une remise en question. Se remettre en question ne
fait pas de soi une meilleure personne, mais fait apparaître une personne
authentique et non pas l'image que cette personne a d'elle-même. « Le
travail, du devenir soi , n'est donc pas un effort de conformité avec un "idéal
du moi" préconçu, ce travail commence à produire son "œuvre d'art"
dès lors que le sujet quitte sa sujétion et, de "jouet" qu'il était
dans un scénario écrit par d'autres, devient lui-même, petit à petit, le créateur
de son propre scénario »[14].
[1] Que la vie vive, que chaque personne advienne dans
sa potentialité, que la nature vive, etc.
[2] Le schéma présenté ainsi que toute la partie de
l'élaboration du sujet est inspiré du document suivant : Malherbe,
Jean-François, "…Religion… Éthique…Spiritualité, recueil de texte à
discuter", FaTEP, automne 2006, 225 pages, p 40-45.
[4] Avant d'être un "Je", la
personne a d'abord été un "tu" et un "il"; voir à ce propos
Malherbe, Jean-François, "Sujet de vie ou objet de soins?" Fides
2007, 471 pages, p 29
[5] Morale : code personnel, non écrit,
jugeant du bien et du mal construit à partir de l'éducation, des expériences
personnelles et de réflexions. Son
caractère statique appelle le jugement
automatique sans qu'il y ait réflexion contrairement à l'éthique qui amène
toujours à un discernement éthique dans l'action. Décider d'agir en conformité
à sa morale procure une sensation de satisfaction alors, qu'agir en dérogeant à
sa morale, conduit à un sentiment de culpabilité causé par le caractère
d'obligation intrinsèque à la morale
[6] Caractère statique : contrairement au
côté dynamique qui recherche l'harmonie entre les valeurs et les parties
impliquées, le caractère statique représente le caractère fixe, peu évolutif
des différents codes. Ces codes se
suffisent à eux-mêmes et ce qui importe c'est l'obéissance au code dans un
jugement fermé face aux parties en présence.
[7] Représente la différence essentielle
entre l'éthique et tout ce qui est codifié à l'avance dans les acquis (codes, morale, mœurs,
religions, etc.). Le côté dynamique représente la vie en mouvement dans le désir
de rendre nos actions, nos façons de vivre ajustées aux valeurs impliquées dans
les parties en présence (personnes, animaux, nature)
[9] Buber, Martin, "Je et Tu",
Aubier, ateliers de Normandie Roto impression s.a.s., avril 2006, 172P, p 19
[11] "La demande d'un patient est
toujours, fut-ce implicitement, la demande d'un corps vécu en travail de son
propre avènement comme sujet. A ce travail d'engendrement répond le travail
obstétrique ou maïeutique du thérapeute" Malherbe, Jean-François,
"Sujet de vie ou objet de soins?" Fides 2007, 471 pages, p 21.
[12] Ricœur, Paul, "De la morale à
l'éthique et aux éthiques", dans "Le Juste 2", Édition Esprit,
Paris, 2001, 297 pages, p 55-68, p 58
[13] Malherbe, Jean-François,
"Signification philosophique de l'éthique appliquée", Lacroix André,
et Al, "Éthique appliquée, éthique engagée, réflexions sur une
notion", Liber, Montréal 2006, 146 p, page 47
[14] Malherbe, Jean-François,
"Signification philosophique de l'éthique appliquée" Lacroix André,
et Al, "Éthique appliquée, éthique engagée, réflexions sur une
notion", Liber, Montréal 2006, 146 p, p50
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